CHAPITRE SEPT
L’aube. Un ciel rose jusqu’à l’infini s’étendait par-delà la masse des pyramides et celle défigurée du Sphinx.
La silhouette obscure du Mena House n’était percée que de quelques rares lumières.
Un homme vêtu de noir avançait lentement à l’horizon. Quelque part un train lança un coup de sifflet.
Ramsès marchait dans les dunes. Le vent faisait voleter ses vêtements derrière lui. Il arriva devant le Sphinx géant et s’arrêta entre ses pattes colossales. Il leva les yeux vers son visage érodé par les siècles, ce visage qui avait été si beau jadis et que recouvrait maintenant une fine couche de sable.
« Tu es encore là », murmura-t-il dans la langue ancienne.
En cette fraîche et paisible matinée, il se laissait aller à se rappeler un temps où toutes les réponses lui paraissaient étonnamment simples. Où le roi plein de bravoure prenait la vie de la pointe de son glaive ou d’un coup de sa masse d’arme. Où il avait frappé la prêtresse dans son antre afin que nul autre que lui n’entrât en possession de son secret.
Plus de mille fois, il s’était demandé s’il n’avait pas commis là son premier et plus terrible péché – tuer cette vieille innocente dont le rire tonnait encore à ses oreilles.
Je ne suis pas assez fou pour boire cela.
Était-il vraiment damné pour avoir fait cela ? Allait-il errer à tout jamais à la face de la Terre comme le Caïn de la Bible, marqué par cette vigueur éternelle qui le séparait à tout jamais du reste de l’humanité ?
Il n’en savait rien. Il savait seulement qu’il ne supportait plus d’être seul dans ce cas. Il avait commis une erreur, il en commettrait à nouveau. C’était une certitude.
Le visage rongé du Sphinx lui rappela l’époque où il était venu ici en pèlerinage. Il entendait les flûtes et les percussions des participants à la procession, il sentait les parfums de l’encens, perçut le rythme doux des incantations.
Il fit une prière, dans la langue et le style de ces époques lointaines qui lui apportaient un certain réconfort.
« Dieu de mes pères, dieu de ma terre. Regarde-moi avec compassion. Montre-moi la voie, apprends-moi à rendre à la nature ce que je lui ai pris. Ou dois-je me faire humble et pleurer pour les erreurs que j’ai commises ? Je ne suis pas un dieu. Je ne sais rien de la création, et si peu de la justice.
« Mais une chose est certaine. Ceux qui nous ont tous créés savent eux aussi fort peu de la justice. Ou ce qu’ils en savent, grand Sphinx, est pareil à ta sagesse, un insondable secret. »
La grande ombre du Shepheard’s s’assombrissait dans la lumière du levant tandis que Samir et Ramsès, enveloppés de leurs tuniques amples, s’en approchaient à vive allure.
Un gros camion noir s’arrêta devant l’entrée de l’hôtel. Des paquets de journaux furent jetés à même le sol.
Samir prit un journal alors que les chasseurs emportaient déjà les colis. Il fouilla dans sa poche et lança une pièce à l’un des jeunes employés de l’hôtel.
VOL ET ASSASSINAT DANS UNE BOUTIQUE DE MODE
Ramsès lut le titre par-dessus son épaule.
Les deux hommes se regardèrent.
Puis ils s’éloignèrent de l’hôtel encore endormi, en quête de quelque café où ils pourraient se reposer et réfléchir calmement aux événements.
Elle avait les yeux grands ouverts quand les premiers rayons du soleil traversèrent les rideaux. Comme il lui apparaissait splendide, ce dieu dont les longs bras se tendaient vers elle.
Que les Grecs avaient été stupides de voir dans ce disque puissant le chariot d’une divinité !
Ses ancêtres le savaient bien : le soleil était le dieu Râ, celui qui octroie la vie. Le dieu sans qui tous les autres dieux ne seraient rien.
Le soleil vint frapper le miroir, et un grand rayon doré emplit la pièce et l’aveugla momentanément. Elle s’assit dans le lit, la main délicatement posée sur l’épaule de son amant. La tête lui tourna.
« Ramsès ! » murmura-t-elle.
Le chaud soleil caressa son visage, ses longs cils, ses paupières closes. Elle le sentit sur ses seins et sur son bras tendu.
Des picotements ; la chaleur ; un grand souffle de bien-être.
Elle quitta le lit et s’avança d’un pied léger sur le tapis vert sombre. Plus doux que de l’herbe, il étouffait le bruit de ses pas.
Elle regarda par la fenêtre qui donnait sur la place et, au-delà, sur le serpent argenté du fleuve. Du dos de la main, elle caressa sa joue.
Un frémissement la parcourut. Comme si le souffle du vent avait fait voleter ses cheveux et chatouillé sa nuque. Le vent chaud du désert, qui franchissait les dunes pour s’introduire dans l’hôtel et, d’une certaine façon, en elle.
Ses cheveux émirent un léger crépitement comme si elle venait d’y passer une brosse.
Tout avait commencé dans les catacombes ! Le vieux prêtre lui avait rapporté la légende au cours du souper et tous s’étaient mis à rire. Un immortel dormait dans un tombeau creusé dans la roche ! Ramsès le Damné, conseiller des dynasties passées, s’était endormi dans les ténèbres à l’époque de ses lointains ancêtres !
Et, quand elle s’était réveillée, elle l’avait appelé.
« C’est une légende fort ancienne. Le père de mon père la lui a racontée, même si lui-même n’y croyait pas. Mais, moi, je l’ai vu de mes propres yeux, le roi endormi, et tu dois être consciente du danger que cela représente. »
Elle avait treize ans. Elle ne croyait pas au danger. Pas au sens ordinaire du terme, en tout cas. Le danger était partout.
Ils marchaient ensemble dans les couloirs taillés à même le roc. De la poussière tombait du plafond. Le prêtre qui marchait devant eux portait une torche.
« Quel danger ? Ce sont ces catacombes qui sont dangereuses et peuvent nous ensevelir à tout instant ! »
Plusieurs fragments rocheux avaient roulé à ses pieds.
« Je te dis que cela ne me plaît pas, vieillard. »
Le prêtre avait poursuivi son chemin. C’était un petit homme chauve aux épaules affaissées.
« Selon la légende, une fois réveillé, il ne peut être renvoyé. Ce n’est pas une créature sans esprit, mais un immortel qui jouit de sa volonté propre. Il conseillera le roi ou la reine d’Égypte, ainsi qu’il l’a déjà fait dans le passé, mais il agira selon son bon plaisir.
— Mon père savait cela ?
— Oui, mais il était incrédule. Tout comme le père de ton père, ou son propre père. Ah, le roi Ptolémée, à l’époque d’Alexandre, lui savait, et il avait appelé Ramsès en prononçant ces mots : « Lève-toi, Ramsès le Grand, un roi d’Égypte réclame ton conseil…
— Et ce Ramsès, il a regagné son tombeau obscur ? Avec les seuls prêtres pour détenteurs du secret ?
— C’est pour cela que l’on m’a dit, ainsi qu’on l’avait dit à mon père, que je devrais l’annoncer au souverain de mon époque. »
Il faisait chaud, on y suffoquait. Il n’y avait pas la moindre fraîcheur dans ces profondeurs de la terre. Elle n’avait pas envie de pousser plus avant. Elle n’aimait pas le vacillement des torches, les ombres projetées sur les parois marquées, çà et là, d’écritures et de signes inconnus. Elle ne savait pas lire les hiéroglyphes. Qui le savait, d’ailleurs ?
Ils avaient fait tant de détours qu’elle n’eût jamais été capable de retrouver son chemin toute seule. Elle avait peur, et elle détestait éprouver ce sentiment.
« Oui, raconte la légende à la reine de ton époque, profite de ce qu’elle est assez jeune et assez folle pour t’écouter.
— Assez jeune pour avoir la foi. C’est ce que tu as, de la foi et des rêves. La sagesse n’est pas toujours l’apanage du grand âge, Majesté. Elle est parfois même une malédiction.
— C’est pour cela que nous allons trouver cet ancien ? » Elle avait éclaté de rire.
« Courage, Majesté. Il repose là, derrière ces portes. »
Elle regarda droit devant elle. Il y avait effectivement une paire de portes absolument énormes ! Couvertes de poussière, chargées elles aussi de signes étranges. Son cœur s’était mis à battre plus vite.
« Conduis-moi dans cette chambre.
— Oui, Majesté. Mais souviens-toi de ce que je t’ai dit. Une fois éveillé, il ne peut être renvoyé. C’est un être immortel !
— Je m’en moque ! Je veux le voir ! »
Elle avait précédé le vieillard. À la lueur dansante de la torche, elle avait lu à haute voix les mots écrits en grec :
« Ici repose Ramsès l’Immortel. Appelé par lui-même Ramsès le Damné, car il ne peut mourir. Il dort éternellement en attendant l’appel des rois et des reines d’Égypte. »
Elle avait reculé d’un pas.
« Ouvre les portes, fais vite ! »
Il avait effleuré une partie du mur. Dans un sombre grincement, les portes s’étaient écartées pour révéler une vaste pièce sans le moindre ornement.
Le prêtre avait levé haut sa torche. Et là, sur un autel, reposait un être au visage émacié, aux bras blanchis croisés sur la poitrine. Quelques mèches de cheveux bruns s’accrochaient encore à son crâne.
« Insensé que tu es ! Il est mort, c’est la fraîcheur de l’air qui l’a conservé.
— Non, Majesté. Regarde ces volets et les chaînes qui y sont accrochées, il faut les tirer afin de les ouvrir. »
Il lui avait confié la torche et, à deux mains, avait tiré sur les chaînes. Le bois avait craqué, de la poussière était tombée, mais un volet s’était entrouvert, comme un œil sur le bleu du ciel.
Le chaud soleil d’été avait frappé le corps de l’homme endormi. Elle avait écarquillé les yeux. Quels mots auraient pu décrire le spectacle qui s’offrait à elle, ce corps qui reprenait vigueur, ces cheveux bruns qui poussaient, ces paupières qui battaient doucement !
« Il est vivant. C’est vrai. »
Elle avait jeté la torche à terre et courut jusqu’à l’autel. Elle s’était penchée au-dessus de lui en prenant soin de ne pas se placer devant le soleil.
Et les grands yeux bleus et brillants s’étaient ouverts !
« Ramsès le Grand, lève-toi ! Une reine d’Égypte a besoin de ton conseil. »
Immobile, impassible, il la regardait.
« Si belle…» murmura-t-il.
Elle regardait la place qui s’étendait devant le Shepheard’s. Elle voyait la ville du Caire revenir à la vie. Les chariots, les voitures automobiles qui brimbalaient sur le pavé des rues. Des oiseaux chantaient dans les arbres tout proches. Des barges flottaient sur le grand fleuve calme.
Des paroles d’Elliott Rutherford lui revinrent en mémoire.
« De nombreux siècles se sont écoulés, oui… les temps modernes… l’Égypte a connu plusieurs conquérants… des merveilles inimaginables…»
Ramsès se tenait devant elle dans sa tunique de Bédouin, et il pleurait, il la suppliait de l’écouter.
Dans la salle obscure, parmi les débris de bois et de verre, des cercueils et les statues, elle s’était relevée, douloureuse, les bras tendus, et elle avait crié son nom !
Les images se succédèrent à toute allure. Le coup porté à la gorge et le sang qui macule sa tunique. La douleur, celle que lui avait infligée celui qu’on appelait Henry. Et puis, dans la boutique, le regard de la femme ! Et le jeune homme, le pauvre jeune homme qui avait vu ses plaies béantes, ses os saillants !
Ô dieux, que m’avez-vous fait ?
Elle se détourna de la lumière, mais celle-ci inondait déjà toute la chambre. Le miroir était embrasé. Elle tomba sur le tapis, elle s’allongea. Elle cherchait à repousser la force éclatante qui l’envahissait, qui pénétrait chaque partie de son corps. Elle flottait dans l’espace. Et enfin elle s’abandonna à la grande vibration lumineuse.
Elle ferma les paupières, apaisée.
Elliott était assis, seul, sur la terrasse. La bouteille vide étincelait aux reflets du levant. Bien niché au creux de son fauteuil, il laissait par moments son esprit battre la campagne. La luxure, l’alcool et la longue nuit sans sommeil l’avaient plongé dans une sorte d’état second. Il lui semblait que la lumière était un miracle jailli du ciel, que la grande voiture argentée qui remontait l’allée était apparue comme par enchantement. Enfin, qu’il y avait quelque chose de magique dans le personnage grisonnant qui en descendait pour s’approcher de lui.
« J’ai passé la nuit avec Winthrop.
— Condoléances.
— Nous avons rendez-vous à dix heures et demie afin de régler tous les problèmes. Vous pourrez venir ?
— Je me débrouillerai. Vous pouvez compter sur moi. Et Ramsey sera là si… si… vous avez obtenu qu’il ne soit pas inquiété.
— Tout sera oublié s’il signe une déclaration à l’encontre de Stratford. Vous savez certainement qu’il a encore frappé cette nuit. Il a attaqué une boutique. On a retrouvé une femme, la nuque brisée, elle aussi. La caisse était vide, il a tout pris.
— Le petit salopard, grommela Elliott.
— Mon cher, vous allez abandonner ce fauteuil, vous raser et prendre un bon bain. Nous avons rendez-vous…
— Gerald, je vous ai dit que je viendrai. À dix heures et demie au palais du gouverneur. »
La voiture s’en alla. Le serveur arriva. « Petit déjeuner, monsieur ?
— Apporte-moi à grignoter et un bon jus d’orange. Qu’on essaie d’appeler mon fils. Qu’on voie aussi à la réception si personne n’a laissé de message. »
En fin de matinée, le jeune seigneur s’éveilla.
Rome avait connu la décadence et la chute. Et deux mille ans s’étaient écoulés.
Pendant des heures, elle avait regardé la ville moderne par la fenêtre. Il y avait encore tant de choses à comprendre.
Puis elle avait pris son petit déjeuner, et les serviteurs avaient enlevé les reliefs du repas pour que nul ne vît de quelle manière bestiale elle consommait tant de nourriture.
Il sortit enfin de la chambre à coucher. « Tant de beauté, dit-elle à mi-voix.
— Qu’y a-t-il, Votre Altesse ? » Il se pencha pour l’embrasser. Elle le prit par la taille et baisa sa poitrine nue.
« Prenez votre petit déjeuner, jeune seigneur.
— Vous ne vous joindrez pas à moi ?
— J’ai déjà mangé. Dites-moi, pourrez-vous me montrer la ville moderne, les palais des Britanniques qui sont maîtres de ce pays ?
— Je vous montrerai tout, Votre Altesse », dit-il avec sa douceur habituelle.
Il mangea un peu puis s’empara de ce qui apparut aux yeux de Cléopâtre comme un rouleau grisâtre. Il le déplia et elle vit une sorte de grand manuscrit couvert d’une fine écriture.
« Dites-moi ce que c’est.
— Eh bien, un journal », fit-il en riant. Il y jeta un coup d’œil. « Avec de mauvaises nouvelles.
— Lisez-les-moi.
— Je ne pense pas que cela vous plaira. Une pauvre femme retrouvée morte dans sa boutique de mode, la nuque brisée comme tous les autres. Il y a aussi une photographie qui représente Ramsey et Julie. Mon Dieu ! »
Ramsès ?
« Autant que je vous dise la vérité, Votre Altesse. Mes amis se sont trouvés mêlés malgré eux à une sombre histoire, mais tout va finir par s’arranger. Là… vous voyez cet homme ? »
Ramsès. Ce sont des amis de Lawrence Stratford, l’archéologue, qui a mis au jour la momie de Ramsès le Damné.
« C’est un bon ami de mon père et de moi-même. La police le recherche. Une histoire ridicule de momie dérobée au musée du Caire… Votre Altesse, vous ne devez pas vous effrayer de tout cela. »
Elle regarda la « photographie », image différente des autres illustrations, plus dense, dont l’encre lui tachait les doigts. Ramsès, aux côtés d’un chameau et de son chamelier, vêtu à la mode de cette époque. Le texte disait : « Dans la Vallée des Rois ».
C’était à en mourir de rire. Pourtant elle ne fit rien, ne dit rien. Le jeune homme parlait, mais elle ne l’entendait pas. Disait-il qu’il lui fallait appeler son père, que son père avait besoin de lui ?
Dans un état second, elle le vit qui s’éloignait d’elle. Il avait reposé le journal. Il se saisissait maintenant d’un étrange instrument, il le portait à sa bouche et parlait dedans. Il demandait Lord Rutherford.
Elle se leva d’un bond et lui prit l’appareil, qu’elle reposa sur son socle.
« Ne m’abandonnez pas, jeune seigneur. Votre père peut vous attendre. J’ai besoin de vous. »
Il ne fit rien pour l’empêcher de l’enlacer.
« Ne soyez pas timide. Caressez-moi. »
Il l’entraîna vers la chambre à coucher. Au passage, elle prit le journal et, au moment où ils tombaient sur le lit, elle le lui montra.
« Dites-moi, fit-elle en désignant le petit groupe qui posait près des chameaux, qui est cette femme à côté de lui ?
— C’est Julie. Julie Stratford. »
Ils ne parlèrent plus. Il n’y eut plus que leur étreinte passionnée, leurs jambes qui se mêlaient, leurs corps haletants.
Quand tout fut consommé et qu’il resta allongé, immobile, elle lui caressa les cheveux.
« Cette femme, il s’intéresse à elle ?
— Oui, dit-il d’une voix lasse. Et elle l’aime. Mais cela n’a plus d’importance.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que je vous ai », répondit-il.
Comme prévu, Ramsey retrouva Elliott au palais du gouverneur, et l’affaire fut rondement menée. Gerald expliqua à Winthrop comment Henry était responsable de tout. Pour accélérer la procédure, Elliott haussa le ton, menaçant même d’exclure Miles de la vie sociale de Londres ou du Caire si ses amis ne prenaient pas le lendemain midi le train pour Port-Saïd.
Les passeports confisqués leur furent rendus sur-le-champ. Elliott confirma qu’il resterait en ville afin de répondre aux éventuelles questions du gouverneur.
Ils sortirent du palais et hélèrent une voiture.
« Il est impératif que vous reveniez à l’hôtel, dit Elliott à Ramsey. On doit vous y voir.
— C’est ridicule ! Quant à ce bal de l’opéra…
— Les apparences, mon cher ! dit Elliott en s’installant sur le siège. Montez. »
Ramsey hésitait.
« Sire, que pouvons-nous faire d’autre tant que nous n’avons pas d’autre trace de sa présence ? lui dit Samir. Seuls, nous ne pouvons absolument pas la retrouver. »
Ramsès discutait toujours quand la voiture s’arrêta devant le Shepheard’s.
« Nous ferons tout ce que la bonne société attend de nous, dit Elliott. Vous avez le reste de l’éternité pour mener à bien la quête de votre reine.
— Il y a une chose qui m’étonne », insista Ramsey. Il ouvrit la portière sans ménagement et faillit arracher l’un des gonds. « Alors que son cousin est recherché pour crimes de sang, comment Julie peut-elle danser à un bal comme si de rien n’était ?
— C’est la loi anglaise, mon cher, un homme est considéré innocent tant que sa culpabilité n’est pas reconnue, dit Elliott en prenant appui sur la main de Ramsey. Publiquement, nous le déclarons innocent. Et nous ne savons rien de ces atrocités, de sorte que nous devons nous comporter en privé comme de dignes représentants de la Couronne.
— Décidément, vous auriez fait un excellent conseiller.
— Seigneur, regardez ! s’écria Elliott.
— Quoi ?
— Mon fils qui part en voiture avec une femme ! Comme si c’était le moment !
— Ah, peut-être ne fait-il que ce que la société attend de lui, dit Ramsey avec un certain mépris dans la voix.
— Lord Rutherford, pardonnez-moi. Votre fils m’a prié de vous faire dire qu’il vous retrouverait ce soir, à l’opéra.
— Merci », fit Elliott avec un petit rire ironique.
Elliott n’avait qu’une seule envie, dormir, quand il entra dans le salon de sa suite. Il en avait assez d’être ivre. Il voulait avoir les idées claires.
Ramsey l’aida à s’installer dans un fauteuil.
Elliott se rendit brusquement compte qu’ils étaient seuls, tous les deux. Samir avait regagné ses appartements et Walter était absent pour le moment.
« Qu’allons-nous faire maintenant ? » lui demanda Ramsey. Debout au centre de la pièce, il observait Elliott. « Vous allez regagner l’Angleterre après votre précieux bal de l’opéra, comme si rien ne s’était jamais passé ?
— Votre secret est sauvé. Personne ne croirait ce que nous avons vu. Je voudrais seulement tout oublier, mais je doute de ne jamais y parvenir.
— Le désir d’immortalité ne vous a jamais effleuré ? »
Elliott réfléchit un instant, puis il répondit avec une hâte qui lui était inhabituelle.
« Peut-être, dans la mort, trouverai-je ce que je cherche, plutôt que ce que je mérite. On peut toujours espérer. » Il sourit à Ramsey, qui semblait totalement désarçonné par cette réponse. « De temps à autre, continua Elliott, je me représente le ciel sous la forme d’une vaste bibliothèque contenant une infinité de volumes. Il y a aussi des peintures et des sculptures que l’on peut admirer sans réserve. J’y vois une porte ouverte sur le savoir. Croyez-vous que l’au-delà pût être ainsi ? »
Ramsey lui adressa un sourire empreint de tristesse.
« Un ciel fait de choses matérielles, comme celui de notre ancienne religion.
— Oui, c’est cela. Un vaste musée. Et un défi à l’imagination. Oh, il y a tant de choses dont j’aimerais discuter avec vous, tant de choses que j’aimerais connaître ! »
Ramsey ne répondit rien.
« Mais il est trop tard pour cela, reprit Elliott. Mon fils Alex est la seule immortalité qui m’importe désormais.
— Vous êtes un sage. Je l’ai su dès que je vous ai vu. Mais vous ne savez pas bien mentir. Vous m’avez appris où vous gardiez Cléopâtre en me disant qu’elle avait tué Henry et sa maîtresse. Il ne pouvait s’agir que de la maison de la danseuse du ventre. J’ai joué le même jeu que vous, je voulais savoir jusqu’où vous iriez. Mais vous avez flanché.
— Je me sens vieux, prématurément. Et je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile.
— Pourquoi n’avez-vous pas eu peur d’elle quand vous l’avez vue, au musée ? lui demanda Ramsey.
— J’avais peur d’elle, j’étais horrifié.
— Vous l’avez pourtant abritée. Ce n’était pas dans votre seul intérêt.
— Mon intérêt ? Non, je ne le crois pas. Je l’ai trouvée irrésistible, de même que je vous ai trouvé irrésistible. C’était le mystère. Je voulais le toucher du doigt, le faire mien. Et puis…
— Oui ?
— C’était… un être vivant. Un être qui souffrait. »
Ramsey réfléchit un instant à ses paroles.
« Vous allez persuader Julie de rentrer à Londres. Jusqu’à ce que tout ceci soit terminé, dit Elliott.
— Je vous le promets. »
Ramsey quitta le salon et referma doucement la porte.
Ils parcouraient à pied la Cité des Morts, cette partie de la ville que l’on appelle « lieu des exaltés » en arabe. C’est là que les sultans des siècles passés avaient fait édifier leurs mausolées. Ils avaient vu la forteresse de Babylone, ils avaient erré dans le bazar.
Elle en avait assez de voir des ruines. Elle ne voulait plus qu’une chose, demeurer seule avec Alex.
« Je vous aime, jeune seigneur, lui dit-elle. Vous me réconfortez. Vous me faites oublier ma douleur. Et tous ces noirs souvenirs.
— Que voulez-vous dire, ma chérie ? »
À nouveau elle se sentit bouleversée par l’impression de fragilité que dégageait ce mortel. Elle posa les doigts sur son cou. Les souvenirs affluèrent comme une marée funeste. Ramsès lui tourne le dos et refuse de donner l’élixir à Antoine, elle-même à genoux, qui le supplie de ne pas le laisser mourir.
« Vous êtes tous si fragiles, murmura-t-elle.
— Je ne comprends pas. »
Ainsi donc, je me retrouve seule, c’est bien cela ? Seule parmi la multitude de ceux qui peuvent mourir ! Oh, Ramsès, sois maudit ! Pourtant, quand elle revit l’ancienne chambre à coucher, quand elle vit l’homme mourant allongé sur la couche et l’autre, l’immortel, qui lui tournait le dos, elle perçut quelque chose qui lui avait échappé en ces tragiques instants. Elle vit qu’ils étaient tous deux humains ; elle vit le chagrin dans le regard de Ramsès.
Plus tard, alors qu’elle-même gisait, comme morte, après les funérailles d’Antoine, Ramsès s’était adressé à elle : « Tu étais unique. Tu avais le courage de l’homme et le cœur de la femme. La sagesse d’un roi et la ruse d’une reine. Tu étais la meilleure. Je croyais que tes amants seraient là pour t’enseigner, pas pour t’entraîner à ta perte. »
Que dirait-elle à présent si elle revoyait cette chambre ? Je sais, je comprends ? L’amertume la rongeait malgré tout, une haine incontrôlable s’emparait d’elle quand elle contemplait le jeune homme fragile et mortel qui l’accompagnait.
« Ma chérie, je ne vous connais que depuis peu de temps, mais je…
— Que voulez-vous dire, Alex ?
— Cela semble si fou.
— Dites-le-moi.
— Je vous aime. »
Elle lui effleura le visage de sa main.
« Mais qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? » murmura-t-il.
Il lui prit la main et l’embrassa. Une onde de passion la parcourut.
« Je ne vous ferai jamais aucun mal, seigneur Alex.
— Votre Altesse, dites-moi votre nom.
— Donnez-m’en un, seigneur Alex. Appelez-moi comme vous voudrez si vous ne croyez pas au nom que je vous ai donné.
— Regina dit-il dans un souffle. Ma reine. »
Ainsi donc, Julie Stratford l’avait abandonné ? C’était donc elle, la femme moderne qui faisait ce que bon lui plaisait ? Mais un grand roi était venu, qui l’avait séduite. Et Alex avait aussi sa reine.
Elle revit Antoine, mort sur la couche. Majesté, il faudrait l’enlever !
Ramsès s’était tourné vers elle : « Viens avec moi ! »
Alex plaqua sa bouche sur la sienne, sans se soucier des touristes qui passaient par là. Le jeune seigneur Summerfield, qui mourrait comme Antoine était mort…
Julie Stratford mourrait-elle un jour ?
« Ramenez-moi à la chambre à coucher, dit-elle. J’ai faim de vous, seigneur Alex. J’arracherai vos habits ici même si nous ne partons pas.
— Votre esclave à jamais », répondit-il.
En voiture, elle s’accrocha à lui.
« Qu’y a-t-il, Votre Altesse, dites-le-moi ? »
Elle regardait les hordes de mortels sur les trottoirs, les milliers d’habitants de la vieille ville, dans leurs tenues rustiques et intemporelles.
Pourquoi l’avait-il ramenée à la vie ? Dans quel but ? Elle revit son visage baigné de larmes. Elle revit la photographie sur laquelle il souriait aux côtés de Julie Stratford.
« Serrez-moi contre vous, seigneur Alex. J’ai besoin de votre chaleur. »
Ramsès arpentait seul les rues de la vieille ville.
Comment persuader Julie de prendre le train ? Comment pourrait-il la laisser revenir à Londres, bien que ce fût certainement la plus sage solution ? Ne lui avait-il pas fait assez de mal ?
Il y avait aussi sa dette à l’égard du comte de Rutherford. Cet homme avait abrité Cléopâtre. Cet homme qu’il aimait et eût aimé avoir près de lui comme conseiller.
Mettre Julie au train. Comment faire ? La confusion régnait en lui. Il ne cessait de revoir son visage. Détruis l’élixir. Ne le fabrique plus jamais.
Il repensa aux titres des journaux. Une femme assassinée dans sa boutique. J’aime tuer. Cela apaise mes souffrances.
Elliott dormait dans le grand lit victorien de sa suite. Il rêvait de Lawrence. Ensemble, ils bavardaient au Babylone, où Malenka dansait. Et Lawrence lui disait : il est presque temps pour toi de me rejoindre.
Mais il faut que je rentre voir Édith. Il faut que je m’occupe d’Alex, lui avait-il répondu. Et je veux me saouler à mort dans ce pays, je l’ai déjà prévu.
Je sais, reprit Lawrence, c’est ce que je voulais dire. Cela ne prendra pas bien longtemps.
Miles Winthrop ne savait pas trop quoi faire. Ils avaient lancé un mandat d’arrêt contre Henry, mais, franchement, il était de plus en plus persuadé que le jeune Stratford était déjà mort. Cette sinistre affaire ne serait jamais résolue.
Enfin, pour le moment, la journée avait été paisible. Pas de cadavre retrouvé la nuque brisée, les yeux grands ouverts, comme pour demander : ne retrouveras-tu pas celui qui m’a fait ça ?
Il redoutait la soirée à l’opéra, toute la communauté britannique qui lui poserait des questions. Il savait aussi qu’il ne pourrait se réfugier dans l’ombre de Lord Rutherford.
Sept heures.
Julie se tenait devant le miroir du salon. Elle avait mis cette robe courte qui troublait tant Ramsès. Elle n’avait rien d’autre qui correspondît mieux à la futilité de l’événement. Elliott l’aidait à attacher son collier de perles.
Il avait une allure étonnante. Mince, toujours beau à cinquante-cinq ans, il portait la cravate blanche et l’habit à queue avec le plus extrême naturel.
La scène aurait pu se passer à Londres. L’Égypte n’était qu’un cauchemar. Seule Julie n’était pas prête à se réveiller.
« Et voilà, dit-elle, nous avons retrouvé notre plumage et nous sommes parés pour la danse rituelle.
— Souvenez-vous que nous avons toutes les raisons de le croire innocent tant qu’il n’est pas arrêté, ce qui ne se produira pas, d’ailleurs.
— C’est monstrueux.
— C’est nécessaire.
— Pour Alex, oui. Et Alex n’a pas daigné nous joindre de la journée. Pour moi, cela n’a aucune importance.
— Il va vous falloir revenir à Londres, dit-il. Je veux que vous reveniez à Londres. »
Elle soupira.
« Je ne peux pas rentrer, dit-elle, mais je ferai tout pour qu’Alex prenne ce train. »
Détruis l’élixir. Il se regardait dans le miroir. Il avait mis les vêtements qu’il avait trouvés dans les affaires de Lawrence Stratford – le pantalon noir luisant, les chaussures, la ceinture. Torse nu, il contemplait son propre reflet. Les flacons étaient plaqués contre sa taille.
Détruis l’élixir. Ne le fabrique plus jamais.
Il enfila la chemise empesée et la boutonna patiemment. Il revit le visage fatigué d’Elliott Savarell. Vous allez persuader Julie de rentrer à Londres – jusqu’à ce que tout ceci soit terminé.
Par-delà les fenêtres, la ville du Caire affichait une calme effervescence. Le tumulte des villes modernes était une chose qui n’existait pas aux temps anciens.
Où se trouvait-elle, sa reine brune au regard d’azur ? Il la revit, qui se tordait sous lui, la tête rejetée contre les coussins. Il revit aussi le sourire qui s’affichait sur son visage. Le sourire d’une étrangère.
« Oui, monsieur Alex, dit Walter au téléphone. Suite 201, d’accord, j’y apporte tout de suite vos affaires. Mais prenez la peine d’appeler votre père dans la suite de Mlle Stratford. Il est inquiet, il ne vous a pas vu de la journée. Il s’est passé tant de choses monsieur Alex…» Mais la communication était déjà coupée. Il s’empressa d’appeler Julie Stratford. Pas de réponse. Il n’avait pas le temps. Il rassembla les affaires d’Alex.
Cléopâtre se tenait à la fenêtre. Elle avait mis une splendide robe du soir en lamé argent. Des rangées de perles tombaient sur sa poitrine. Ses cheveux n’étaient pas très bien coiffés. Ils étaient encore mouillés du bain qu’elle avait pris et pleins de parfum, mais cela lui plaisait comme cela. Elle eut un sourire amer en pensant qu’elle ressemblait à une petite fille.
« J’aime votre monde, seigneur Alex », dit-elle. Les lumières du Caire s’allumaient sous le ciel qui s’assombrissait. Les étoiles semblaient perdues parmi tant de splendeurs. « Oui, j’aime votre monde. Tout m’y plaît. J’aime y avoir l’argent et la puissance, et je veux que vous soyez à mes côtés. »
Elle se tourna. Il la regardait comme fasciné. Elle n’entendit pas le coup frappé à la porte.
« Ma chérie, ces choses ne vont pas toujours de concert en ce monde, dit-il. Les terres, le titre, l’éducation, j’ai tout ceci, mais de l’argent, point.
— Ne vous inquiétez pas. J’acquerrai la fortune, seigneur, cela n’est rien quand on est invulnérable… Mais il y a des choses que je dois régler avant. Je dois me venger de quelqu’un qui m’a fait souffrir. Je dois lui prendre… ce qu’il m’a pris. »
On frappa à nouveau à la porte. Comme si elle s’éveillait d’un rêve, elle sursauta et alla ouvrir. Un serviteur. La tenue de soirée d’Alex était arrivée.
« Votre père est déjà parti, monsieur. Les billets vous attendent au guichet de location.
— Merci, Walter. »
Il referma la porte et se tourna vers elle.
« J’ai déjà des billets », dit-elle. Elle prit sur la coiffeuse les petits rectangles de carton qu’elle avait dérobés à l’Américain.
« J’aimerais que vous fassiez la connaissance de mon père, dit-il. J’aimerais que vous les rencontriez tous. Et qu’ils vous connaissent.
— Bien sûr, mais perdons-nous dans la foule afin de mieux nous retrouver. Nous pourrons les voir quand nous le voudrons. S’il vous plaît. »
Il voulut protester, mais elle l’embrassa et lui caressa les cheveux.
« Donnez-moi la possibilité d’observer à distance votre amour perdu, cette Julie Stratford.
— Oh, elle n’a plus d’importance à présent », dit-il en cédant à ses caresses.